HAITI ET L’ÉROSION
(Des montagnes nues …, un
pays à reboiser)
Gérard Tassy
Ingénieur
15 décembre 1986
INTRODUCTION
Depuis
des décennies on parle des méfaits de l’érosion. Au cours des années 40, de nombreux agronomes
et ingénieurs avaient mis les dirigeants haitiens en garde contre les méfaits
de l’érosion. À la fin des années 60
toute une pléiade de scientifiques haitiens et étrangers ont pris la relève
pour dénoncer ce fléau.
Encore
en 1986 des organismes internationaux, des personnalités scientifiques,
politiques et religieuses (la Banque Mondiale, des organismes canadiens et
américains, monsieur Jean Parisot, curé de Baînet d’Haïti, monsieur Jerry
French, ancien directeur de l’USIAD, monsieur Jean-Pierre de St Christo,
coopérant à Port-Au-Prince, …) ont sonné l’alarme.
HAITI CHÉRI, jadis la PERLE DES ANTILLES, glisse
vers une pente fatale. À mesure qu’on
coupe les arbres la végétation continue à dépérir, le sol devient plus fragile
et les pluies continuent à laver la terre jusqu’à la pierre. Quoi faire?
Il n’y a qu’une seule solution: reboiser le pays du nord au sud
et de l’est à l’ouest. Le reboisement
d’Haïti doit être la priorité numéro un de ceux et celles qui veulent
sauver la terre d’Haïti. L’indépendance
et la libération du pays dépendent du reboisement qui est le point de
départ de l’auto-suffisance alimentaire.
Pour
relever le défi du reboisement, il faut faire le sacrifice d’y concentrer le
maximum d’efforts et d’énergies disponibles durant les sept prochaines années
(1987-1994), et le tout doit être fait selon un plan directeur intégré.
Le
gouvernement haïtien doit prendre ses responsabilités pour reboiser et sauver
la terre d’Haïti. Le progrès, le
développement économique sont dans cette terre, cette nature à aimer, à protéger. Les pays étrangers qui disent vouloir aider
le peuple haïtien, qui est un peuple pacifique devraient convertir leur aide
militaire en aide pour le reboisement.
Ce n’est pas avec leurs armes que nous réaliserons la démocratie et le
développement économique.
COMPILATION
DES DONNÉES
Les
données mentionnées ci-dessous ont été écrites et publiées par des experts
haitiens et étrangers. Les chiffres sont
impressionnants.
BREF HISTORIQUE DU DÉBOISEMENT
En 1920, un
pourcentage du 60% du territoire d’Haiti, représentant environ 16500 kilomètres
carrés, était couvert de forêts.
En 1974,
c’est-à-dire 54 ans plus tard, le pourcentage est tombé en dessous de 10%...
En 1985, soit
11 ans plus tard, le pourcentage du territoire couvert d’arbres continue à
diminuer....
En 1986,
aujourd’hui donc, les experts ne parlent plus en termes de pourcentage ou de
superficie. Ils parlent de “désertification”
du territoire, de “salinisation” des plaines côtières autrefois très
fertiles.
LES CAUSES DU DÉBOISEMENT.
Le
charbon de bois couvre 76% des besoins en énergie en Haiti. Chaque jour la
cuisson des aliments occasionne la destruction d’une superficie de 10,4
hectares, c’est-à-dire 8 carreaux de terre plantés en arbres. Tout un massacre! Pour produire un mètre cube de charbon il
faut couper 5 mètres de cubes de bois.
Il faut souligner qu’en Haiti le charbon de bois est surtout de
consommation urbaine.
Le “bois mort”
pour la cuisson des aliments selon le procédé dit des “trois roches”. Ce procédé utilise aussi une très forte
proportion de bois, surtout dans les sections rurales et dans les milieux
défavorisé.
Les
distilleries, les guildives, les fours à pains, les fours à chaux, les cultures
sur brûlis.
Dans les
terrains en pente (montagne), et, depuis toujours, les plantations vivrières se
font suivant un plan parralèle à la ligne de pente du terrain. Ce procédé favorise l’érosion. Une nouvelles technique qui sera exposée plus
loin (“Les grandes lignes du plan directeur, No. 10) a donné des résultats
satisfaisants.
Il y a aussi
un mode d’emploi du bois qui est répandu depuis toujours en Haiti. C’est la construction des petites maisons
appelées “kay pay”. Le bois utilisé doit
être flexible de façon à être entrelacé.
Cette flexibilité du bois exige que l’arbre soit coupé tout jeune.
Pour les bois
de construction et les bois d’oeuvre comme le chêne, l’acajou, etc., c’est tout
un désastre. Ces espèces précieuses
qu’on retrouvait autrefois en quantité sont en voie de disparition…
La
construction de nouvelles maisons dans les bassins versants des montagnes et
dans les plaines est devenue une “mode” en Haiti. C’est ainsi que la “Plaine du
Cul-de-Sac”, à proximité de Port-Au-Prince, est devenue un chantier de
construction de maisons. La Plaine du
Cul-de-Sac est un exemple sur plusieurs…Mornes du Cap, Mornes l’Hôpital, etc…La
mauvaise définition de l’aménagement du territoire et des titres de propriété…
En Haiti,
l’élevage des cabrits n’étant pas organisé, ces petits animaux circulent n'importe où et n’importe comment à travers
les montagnes, les vallées, etc. Le
cabrit est un grand agent de déboisement surtout quand l’arbre est jeune.
LES CONSÉQUENCES DU DÉBOISEMENT
Durant les
saisons de pluie, les courants d’eau des riviières, des ravines et à travers
les montagnes sont incontrôlables. Toute
la bonne terre arable est emportée à la mer par les eaux en furie.
La couche de
terre arable diminue d’épaisseur, d’où un désastre pour les plantations
vivrières et l’agriculture en général.
Le déboisement
étant généralisé, la végétation est rare.
Les montagnes sont nues. On y
retrouve seulement quelques rares arbres qui attendent d’être coupés.
Le tarissement
des puits, des ravines, des rivières se fait de plus en plus sentir. Le cycle de l’eau a de la difficulté à se
reproduire d’une façon régulière.
Les
innondations à travers tout le pays causent tous les ans des pertes en vies
humaines, la destruction des plantations vivrières, etc.
Les fonds
marins se remplissent de débris et de terre emportés par les eaux en
furie. La pêche devient non rentable et
les poissons plus rares. Les pêcheurs
sont obligés d’aller en haute mer.
Ironie du sort: le pêcheur haitien n’est pas équipé pour la pêche en
haute-mer.
Certaines
régions, telles que le Nord-Ouest, le Nord-Est, le haut de l’Artibonite, etc.
sont pratiquement désertiques. La terre
étant aride, tous les arbres ou presque étant coupés, la nature étant
complètement déséquilibrée, c’est le désespoir.
Le pauvre paysan, livré à lui-même, n’a qu’un seul choix: partir en
ville ou devenir “boat people”.
L’extension de
la “désertification” est tellement grande, il arrive qu’actuellement en Haiti
les oiseaux sauvages (petits et gros) diminuent de beaucoup en quantité et en
espèces.
Il faut donc relever le défi de reboiser Haiti en
vue d’arrêter d’urgence les progrès de cette plaie à plusieurs faces: l’érosion
qui ravage le pays, la désertification et la salinisation qui le menacent.
LES AVANTAGES DU REBOISEMENT.
Les différents
éléments qui composent la nature auront la chance de reprendre leur équilibre.
Après le
reboisement, on pourra commencer à parler réellement d’agriculture (plantations
vivrières) et à répéter que: « Haiti est un pays agricole », car
les deux éléments naturels et fondamentaux de l’agriculture auront la chance
d’être régénérés, à savoir:
La terre
arable
L’eau pour
irriguer les terres et l’eau potable des puits.
Les arbres permettront une augmentation du volume de la nappe d’eau,
d’où une augmentation du nombre des sources d’eau potable et de leur débit.
Le surplus
d’eau des rivières et des ravines servira à produire de l’énergie
électrique. Le cycle de l’eau pourra
facilement se reproduire.
Les
éboulements des montagnes le long des routes et ailleurs seront réduits et
éliminés d’une façon naturelle, car les racines des arbres plantés serviront à
retenir la terre. En d’autres termes,
les arbres dans les montagnes serviront à retenir la terre en formant une
ceinture, un mur de soutènement naturel et gratuit. Actuellement, nos montagnes sont à nu. Les trois massifs, La Selle, La Hotte et le
massif du Nord ont été déboisé sans réserve ni scrupule au cours des cinquante
dernières années.
Les
innondations perpétuelles et incontrôlables seront choses du passé.
Le peuple
haitien sera à l’abri de certaines maladies car l’auto-suffisance alimentaire
deviendra un jour réalité, et aussi l’eau potable sera plus facile à trouver.
Les
inondations étant réduites et éliminées au fur et à mesure, cela permettra aux
fonds marins de se régénérer facilitant ainsi la pêche qui deviendra alors une
activité économique importante pour un nombre croissant de pêcheurs.
Le pays ayant
repris sa végétation du début du siècles, le panorama sera plus plaisant à
regarder, ce qui incitera les touristes à y retourner.
Les avantages
du reboisement sont multiples: c’est le point de départ de tout progrès. Pour cela les Haïtiens et les Haïtiennes
doivent consentir de grands sacrifices.
Ils et elles doivent changer de mentalité, se convertir à la vision
d’une Haïti Chérie sauvée du désastre écologique qui la menace: la
désertification, la salinisation.
PROPOSITIONS
Actuellement en Haiti, certaines secteurs sont
conscients de la situation et font des efforts pour combattre l’érosion. Cependant, et c’est là le dilemne, chaque
groupe a sa propre recette. Il n’y a
aucun plan d’ensemble. Il doit y avoir
consensus pour poser ce problème et lui trouver une solution. Au départ, et c’est l’élément fondamental, le
Gouvernement Haitien doit être le maître d’oeuvre du reboisement.
Les
organismes internationaux et les organismes non gouvernementaux (O.N.G.) et
autres associations ou groupes - il y en a une quantité - s’intéressent chacun
à sa petite localité. Chaque groupe,
renfermé sur lui-même, finance un petit projet qui arrive rarement à
terme. Les énergies et la bonne volonté
mal utilisées et dispersées n’aboutissenet à rien. D’une part, parce que le gouvernement haitien
est complètement indifférent aux ravages causés par l’érosion; d’autre part,
entre les O.N.G. et autres groupes ou associations il n’y a aucune
planification. “En Haiti, dit un expert,
le reboisement, c’est comme la Tour de Babel.” Un si petit pays!
Pour sortir de ce cercle vicieux, il est
nécessaire et urgent de former un seul organisme qui s’occupera exclusivement
du reboisement. Il aura un plan
directeur, non pas des régions et des localités, mais un plan directeur
rationnel et général pour tout le pays, l’érosion étant un problème national et
non régional, voire local. Au lieu de
financer à demi un petit projet par ci, un petit projet par là, il serait plus
logique et plus efficace de concentrer pendant sept ans (1987-1994) le maximum
d’efforts pour le reboisment afin de sauver le pays.
Pourquoi
concentrer au maximum et immédiatement les efforts dans le reboisement d’Haiti?
D’une part, parce que ce sont les arbres qui constitutent l’ossature, les
pièces maîtresses de la nature; d’autre part, l’érosion étant généralisée à
cause du déboisement, il est très difficile, qu’on veuille ou non, de vivre
dans une localité ou même de protéger un petit lopin de terre si tout
l’environnement naturel est en dégradation continuelle. Pourquoi l’exode rural?, pourquoi les “boat
people”, pourquoi la sécheresse?…
Vers
les années 1994-1995, quand le pays sera redevenu la Perle des Antilles, on
pourra commencer à parler d’auto-suffisance alimentaire en Haiti.
LES GRANDES LIGNES DU PLAN DIRECTEUR..
Lancer en
Haiti et dans la diaspora une campagne de sensibilisation sur la nécessité et
l’urgance de reboiser le pays.
Rechercher des
ressources humaines et matérielles.
Faire une planification et une coordination de toutes ces ressources.
Trouver, dans
un avenir rapproché, des substituts au charbon de bois, mais selon les réalités
du pays.
Contrôler les
courants d’eau des rivières et des ravines, et envisager d’utiliser ces eaux
pour l’irrigation et la production d’énergie électrique.
Planifier la
plantation des arbres selon les espèces, les endroits, les saisons, les
besoins, etc.
Entretenir les
arbres pour éviter qu’ils ne meurent.
Montrer à la population quand et comment couper un arbre pour qu’il ait
une méthode de conservation et d’exploitation de la forêt et de la nature.
Modifier la
conception (le “design”) des “kay pay” pour tenir compte des réalités du pays
afin d’éliminer ce gaspillage de bois dans les sections rurales.
Protéger les
bois d’oeuvres: chêne, acajou, etc.
Développer une
mentalité d’amour et de défense de la nature qui est la seule ressource du
peuple Haitien. “ LE PEUPLE HAITIEN AMI DE LA NATURE.”
Intégrer le
reboisement à la vie et à la culture des populations locales. Pour cela, il faut considérer deux cas
possibles:
Dans les
terrains en pente, les plantations (vivrières et autres) se feront suivant un
plan transversal (perpendiculaire) à la ligne de pente du terrain. Ce procédé s’appelle “terrassement”. Il est
appliqué dans plusieurs pays, dont le Ruanda, le Togo, le Mexique, etc. Les arbres seront plantés dans le talus du
plan du terrassement. Des fossés seront
creusés pour canaliser les eaux de pluies.
Dans les
plaines et les vallées, les plantations alterneront avec les arbres. Ce procédé, qui porte le nom de son auteur,
s’appelle “Cow-Gill”. Il est
intensivement employé au Costa-Rica.
L’élevage des
cabrits doit être réglementé et planifié en vue de protéger les arbres et
d’assurer leur croissance. Car les
cabrits sont des agents de déboisement.
Délimiter et
réglementer des zones agricoles en vue d’éviter qu’on construise n’importe où
et n’importe comment.
Former des
agents de conservation et d’exploitation de la nature compétents et
responsables.
Réinstaurer la
journée de la “Fête de l’Arbre”.
CONCLUSION
Actuellement
une chose saute aux yeux: la grande majorité des montagnes sont nues et la
désertification prend de l’extension de jour en jour.
Les
arbres qui servaient de protection étant coupés, les plaines côtières et
certaines autres, comme la Plaine du Cul-de-Sac, sont exposées à l’évaporation
de l’eau de mer, d’où la progression de la salinisation. Quand la teneur en sel de ces plaines sera
devenue trop élevée, celles-ci ne pourront plus jamais servir à l’agriculture,
surtout pour les plantations vivrières, à moins de traitements très compliqués
et très coûteux.
Pour
le moment, les quelques groupes ou organismes qui s’occupent de trouver une
solution, en lieu et place du Gouvernement Haitien, sont ignorés, livrés à
eux-mêmes. On leur ferme la porte au nez
et on les empêche de travailler.
Pour
sauver le pays, pour éviter qu’Haïti ne devienne “LE DÉSERT DES ANTILLES”, pour
sortir de la dépendance économique et de la dépendance alimentaire, il n’y a
qu’une solution: se concerter pour reboiser d’urgence Haiti. Il faut un consensus, une détermination de
nous tous et de nous toutes. En Haiti, la démocratie, le progrès, le
développement qu’on cherche vainement ailleurs sont dans la nature, dans la
terre qu’on ne doit pas abandonner à la désertification et à la salinisation.
Tous
les commentaires et suggestions seront bien reçus.
Gérard
Tassy ingénieur Documents de référence : Érosion: Problème National, par Anthony Lespès;
Haïti 1945 Mission en Haïti, Organisation des Nations Unies:
Rapport de la Mission d'Assistance Technique de l'ONU auprès de la République
d'Haïti, 362 pages, 1949 L'Économie Haïtienne, par Paul Moral, Haïti 1959 Le Paysan Haïtien, par Paul Moral; Haïti 1961 (
réédité en 1978 ) Mission d'Assistance Technique Intégrée de
l'Organisation de États Américains (OEA) en Haïti, 670 pages en 3 volumes, 1972 La terre sans arbres, par Erik Eckholm; Paris,
1977 Courtisons la terre, par René Dubos; New-York
1980 Charte de l’Eglise d’Haïti pour la Promotion
Humaine; Haïti, 8 décembre 1983 Atelier National sur l’aménagement des Bassins
Versants, Ministère de l'Agriculture, MARNDR, Haïti 1985